Entretien avec Bastien Vivès
Entretien avec Bastien Vivès, auteur de bande dessinée français né en 1984, il est connu majoritairement pour ses romans graphiques Le Goût du chlore (2008), Polina (2011), Une sœur (2017) et Le Chemisier (2018).
JD « Monsieur Vivès, comme vous le savez, j’écris un mémoire sur la bande dessinée numérique. Il part d’un premier constat qui est le suivant : pourquoi est-ce une plaie de lire sur écran ?
BV-Oui, je fais à peu près le même constat, donc très bien.
JD-Au fil de mes recherches j’ai découvert des choses qui étaient plutôt agréables à lire, notamment Lastman et Les autres gens, et j’ai pensé ; C’est peut-être juste une adaptation au médium qui parfois fonctionne, parfois pas.
BV-Tu as essayé de lire Lastman de manière numérique ?
JD-C’est ça, j’ai découvert Lastman par Delitoon.
BV-Ha oui avec Delitoon au format webtoon coréen.
JD-Oui c’est ça.
BV-Ok ok.
JD-J’aimerais vous poser des questions parce que comme vous avez collaboré à la fois sur Les autres gens et Lastman je me disais que vous auriez certainement un avis constructif sur la bande dessinée aujourd’hui. Est-ce que vous pourriez commencer par décrire un peu votre travail ?
BV-Je fais de la bande dessinée, essentiellement sur papier, des roman graphiques. Je suis passé par le blog puisque c’était à la mode d’avoir un blog, et on pouvait raconter de petites histoires courtes sans avoir le souci d’être publié ou pas. C’était à l’époque où il y avait Bagieux, Boulet, les premiers blogs. Il y avait tout un lectorat sur les blogs. Mais sinon, j’ai fait une école d’animation aux Gobelins, je suis arrivé dans la bande dessinée chez Casterman en publiant mon premier album papier 120 pages et puis j’ai continué à faire mes « albums sérieux » chez Casterman (Le Goût du chlore, Polina, ...). Pour le reste, j’avais une récréation à côté qui était soit de la BD un peu numérique, plutôt humour, plutôt petites histoires d’un côté et puis aussi tout ce qui était pornographique érotique. Jusqu’au jour où j’ai réussi à marier tout ça pour réaliser des albums ou je pouvais à la fois combiner érotisme et sentiments. Au début dans la bande dessinée tu remarqueras que c’est très morcelé. Il y a soit la BD humour, la BD de bateaux, la BD de voitures, … C’est intéressant de pouvoir tout rassembler.
JD-À propos de votre blog, quelle relation aujourd’hui avez vous au numérique, aux réseaux sociaux par exemple ?
BV-J’ai quitté les réseaux sociaux il y a à peu près deux trois ans, vraiment complètement. Je suis encore sur Instagram parce que mes parents ont une galerie et je dois mettre des images pour eux, mais si ça ne tenait qu’à moi je serais déjà parti depuis longtemps. J’ai l’impression que pour ma part ça a vraiment commencé avec les blogs… Quand j’y repense, j’ai commencé à être publié avec Poungi la racaille… À l’époque, on ne pouvait poster qu’une image, avec du texte, et c’est tout.Il n’y avait pas de bande-dessinées. Parce que les images étaient longues à charger, on était sur internet mais il n’y avait pas encore Google, ni Youtube. C’était le début des skyblog. Puis quand internet est devenu un peu plus facile d’accès, il y a eu les blogs. On a commencé à faire des strips, à faire des histoires, parfois les gens faisaient juste une grande page avec six cases ou trois cases. C’était à peu près tout ce qui était affichable. À la base c’était vraiment pensé pour des écrans d’ordinateurs, pas du tout des téléphones. D’ailleurs quand les téléphones sont arrivés c’est là que c’est devenu plus compliqué, tout d’un coup l’écran est devenu impraticable. Avant, c’était certes difficile de lire des scans mais on faisait pour un écran d’ordinateur. Quand les téléphones portables sont arrivés c’est devenu un peu plus compliqué. On a dû se poser des questions sur comment de faire de la BD. Il y a eu le case par case avec les turbomédia, il y a eu le strip long, le webtoon, … Parce qu’en gros le strip long que je faisais sur mon blog, c’était déjà une espèce de webtoon. Le webtoon est aujourd’hui l’offre la plus adaptée pour les portables et les tablettes. Même si je trouve que c’est un cauchemar à lire. En Corée ,ils sont des millions de lecteurs. C’est absurde la manière dont le webtoon est consommé en Corée. Je ne sais pas si ça sera comme le manga en Europe, si le webtoon va arriver. Je ne sais pas.
JD-J’ai l’impression en tous cas qu’il y a une partie de la très jeune génération de bédéistes un peu indés1 pour qui le webtoon est un vrai support. Il y a toute une communauté de gens qui font du webtoon pour démarrer.
BV-Ha oui ? Je pense que c’est comme tout, au début il y a des places à prendre. Et après il faut réussir à trouver des œuvres qui soient vraiment pertinentes pour le support. Si jamais il y a un Harry Potter qui débarque un jour dans le webtoon, on sera au courant. Par exemple, toujours sur Harry Potter, dans ma génération, personne ne lisait de roman jeunesse. Et la génération d’après, quand Harry Potter est arrivé tout à coup, tous les gamins se sont mis à lire du roman jeunesse. Tout ça pour dire que c’est l’œuvre qui va amener les gens à lire. Comme Persépolis l’a été pour le roman graphique. S’il n’y avait pas eu Persépolis, je ne suis pas sûr que le roman graphique aurait pris. Et en même temps, est-ce que ce n’est pas le format qui a changé et qui a attiré d’autres gens ? Le fait que ça ressemble plus à un livre, ça peut avoir attiré des personnes qui ont l’habitude de la littérature ? Je ne sais pas. Sans doute un peu des deux. J’ai l’impression que concernant le webtoon, dans les thèmes et la narration on est dans un sous-manga. Il manque la folie japonaise.
JD-Pour le moment j’ai l’impression que le webtoon ne correspond pas complètement au lectorat occidental.
BV-Oui, étant donné qu’en Corée il y a un côté très nouveaux riches… La mentalité coréenne est très « neuve » aujourd’hui. Les coréens essaient de calquer un modèle occidental chez eux de manière hyper violente. Très centré sur le consumérisme. Le Japon a vraiment une identité forte à côté. Résultat on ne trouve pas l’exotisme du Japon dans la BD coréenne. On n’est pas face à quelque chose d’original qu’on ne lirait pas ailleurs. Ça reste essentiellement des choses qu’on aurait pu lire dans un manga il y a quelques années. Enfin, je ne m’y connais pas très bien en webtoon. Balak pourrait très certainement t’en dire plus.
JD-Comment envisagez vous les relations entre la BD papier et la BD numérique aujourd’hui ?
BV-Je pense qu’il n’y a pas de relation possible. Si on fait un projet pour le numérique, il faut que ça soit pensé pour le numérique, et si on fait un projet pour le papier, il faut que ça soit pensé pour le papier. Il y a deux économies différentes, il y a deux matériaux de travail différents. Je pense que ce que le numérique peut offrir, c’est qu’il uniformise tout. De ce fait, on peut travailler à plusieurs, en studio, un peu comme dans le dessin animé. On peut travailler en groupe comme on le fait sur des séries Netflix. La bande dessinée papier ça ressemble un peu au cinéma tandis que la bande dessinée numérique c’est plus proche de la série quant à la façon dont on les consomme. Je pense que c’est vraiment lié au médium. La BD numérique, ça se consomme, un épisode va prendre tant de temps de lecture, il y a tant de cases… On ne pourra jamais avoir le même rapport qu’avec le papier. Ne serait-ce que pour une histoire d’argent je pense.
JD-Qu’est-ce qui vous a mené à la réalisation des autres gens et de Lastman ?
BV-Les autres gens c’est parce que je suis copain avec Thomas Cadène. Qui a proposé « Et si on faisait quelque chose avec toute cette communauté du Blog BD ? ». Le Blog BD qui a duré 10 ans, a attiré énormément de monde, et finalement qu’en reste-t-il? Absolument rien ? C’est un peu triste, mais il n’en reste pas grand-chose… Je pense que Thomas Cadène avait dans l’idée de créer un blog où on pourrait faire de la bande dessinée numérique et on pourrait payer, s’abonner. Il a fait venir tous les talents, ou en tous cas les gens qu’il connaissait autour du blog. À peu près tout le monde a participé. À l’époque où j’étais dans le Blog BD, j’avais déjà fait des albums papier, alors que beaucoup d’auteurs n’avaient que leur blog (et parfois un métier alimentaire à côté). Thomas, moi et quelques autres, on était ceux qui avaient autre chose à côté du Blog BD, donc on ne s’est pas contenté de faire une adaptation de notre blog en BD. Boulet avait ça aussi un peu, il avait des albums à côté. Quand on est arrivés, on voulait apporter une narration spécifique. De toute façon Thomas faisait le scénario à chaque fois. Il a voulu créer une espèce d’ambiance de studio, tout en voulant préserver l’identité de chaque auteur. Résultat, formellement ça n’a pas fonctionné. Ça ne pouvait plaire qu’aux gens qui connaissent le travail de chacun. À la fin tout est un peu confus et on a du mal à suivre l’histoire. Mais je trouve que c’était une belle tentative qui a eu le mérite d’éveiller un peu les éditeurs. Ils ont pu se dire « Ha tiens, et si on tentait quelque chose dans le numérique. » Ce qui a mené à pleins de petits essais à droite à gauche. Et puis Lastman, on n’avait pas de magazine, et on voulait faire une prépublication comme les japonais. On imaginait le pré-publier au format numérique. Et au même moment, mon éditeur Didier Borg montait Delitoon. Donc on a profité de Delitoon pour pré-publier les épisodes. On pensait que ça pourrait faire de la pub et que les gens achèteraient ensuite les albums. Ce qui n’a pas vraiment été le cas au début. Mais le problème c’est qu’on voulait faire du manga, sauf qu’on ne peut pas le vendre à 6€ comme le font les éditeurs ici aujourd’hui. Ils achètent les droits au Japon, l’achat de droit plus la traduction, ça ne leur coûte pas grand-chose. Alors que si tu dois payer des auteurs ici, l’enveloppe monte tout de suite assez vite. En plus, la fabrication du bouquin coûte plus cher… Donc en fait notre manga, il coûte 12€, le double d’un manga classique. Résultat, la tranche 14-18 ans est impossible à toucher. On a commencé à vendre avec les trentenaires. Et eux ils ne vont pas lire sur Delitoon. On a quand même été lus par des ados. Mais on était en concurrence avec Naruto, One Piece, … Je ne pense pas que la prépublication était une erreur, il fallait que l’on se fasse connaître. Il fallait tenter et montrer qu’on voulait faire du manga. Sur Delitoon on a eu des centaines de milliers de lecteurs et c’était génial. Mais en conversion papier on n’arrivait pas à prendre. À partir du quatrième volume, ça a commencé à décoller. Il y a eu l’annonce de la série animée, et là les lecteurs sont arrivés. Le jour où il y a eu la série animée, même si c’était sur France 4, tout a changé. Mais on en était déjà au tome huit ou neuf.
JD-Vous avez abordé le transmédia avec Lastman, est-ce que vous envisagez de refaire un projet où viennent se mélanger différents médias ?
BV-Je ne sais pas, pourquoi pas, mais je pense que c’est toujours bien si c’est fait par d’autres. Je ne pense pas qu’une personne peut tout chapeauter. Si c’est une adaptation en jeu vidéo, il faut donner à des gens qui savent faire du jeu vidéo, si c’est une adaptation en film, il faut faire de même avec des gens qui savent faire du cinéma, … Re-raconter tout le temps la même histoire ce n’est pas très intéressant. Par contre, créer une œuvre qui puisse être adaptée un peu partout, pourquoi pas. Mais il faut que ça ait de l’intérêt. Avec Lastman c’était une volonté de faire une espèce de digestion de tout ce qui s’est passé dans les années 80-90. De comprendre vraiment si ces années étaient une bénédiction ou une malédiction. De se demander ce qu’il en reste. Est-ce que ce n’était pas juste une bouillie pour dégénérés, ultra-violente ? Est-ce que c’était juste de la violence et du cul ? On voulait réfléchir à ça, et je n’ai toujours pas la réponse. J’avais commencé Lastman en me disant « Quelle tristesse que les années 80 soient finies. », et aujourd’hui, quand j’y repense je me dis que finalement, heureusement c’est fini. Ça m’a permis de faire le deuil. Mais j’ai un rapport particulier à tout ça. Peut-être que les deux autres n’ont pas le même rapport à ces années-là. Concernant la question du transmédia, je vais te faire part d’une réflexion très… « chu chu chu ». Je trouve que le numérique est là pour régler des problèmes. Des problèmes de stockage, de compression, de lisibilité, de diffusion. Le numérique, c’est bien pour payer ses impôts, c’est bien pour acheter ses billets de train, c’est bien pour fabriquer de la bande dessinée au sens où c’est intéressant de passer par des scans, de la reprographie pour avoir des fichiers numériques. Là, il n’y a pas de problème. Par contre, lorsqu’on sort du fait que ça règle un problème et qu’on veut que le numérique nous donne un plaisir de lecture, un plaisir d’écoute… Je pense que le numérique n’est pas du tout fait pour ça. Je suis persuadé que d’une certaine manière, un film, c’est mieux d’aller le voir au cinéma. Et encore, c’est un écran. Le problème avec la bande dessinée et qui n’est pas celui de la musique ni du cinéma, c’est qu’il y a l’objet livre. On est nés avec l’objet livre et avant lui, il n’y avait pas de bande dessinée. Et je pense que c’est important d’avoir cet objet là, le rapport qu’on a avec lui. Par exemple, on ne parle même pas de numérique pour le théâtre. L’expérience d’être dans la salle pendant la pièce et l’expérience de regarder du théâtre à la télévision ou en numérique, on y perd énormément. Je pense qu’à chaque fois, il y a une perte, on ne s’en rend pas compte, on prend ça pour un progrès et on se dit « super » et au fur et à mesure, certaines choses liées à leur médium se perdent. Le numérique c’est fait pour consommer et régler des problèmes. Si on veut faire de la BD pour consommer, on peut le faire en numérique. C’est hyper pédant et snob ce que je dis, mais on consomme.
JD-Quelque part ça correspond bien au modèle du webtoon actuel d’ailleurs.
BV-Oui, on consomme une espèce d’œuvre infinie. D’un autre côté, je fais partie des gens qui achètent encore des CDs, je n’ai pas d’abonnement Netflix, je ne loue pas de films sur internet, … Peut-être que s’il y avait une offre infinie, vraiment tout de disponible, alors ça serait intéressant. Le numérique nous permet de voir des œuvres qui ne sont plus éditées, des œuvres qui ne sont plus accessibles, qu’on ne peut plus vendre, par exemple des films d’art et d’essai dont l’économie n’est pas viable… Là, ça répond à un problème. Mais si on se contente de dire : « On le sort en numérique pour que ça soit diffusé »... En tous cas je ne pense pas que je sortirais une BD faite pour le numérique aujourd’hui. À moins que ce soit dans l’optique de faire quelque chose pour la grande diffusion et la grande consommation. C’est intéressant aussi, de faire du triple A, du blockbuster. Mais quand on cherche quelque chose de plus subtil —encore une fois ce point de vue peut sembler très snob— je pense qu’on a besoin de l’objet livre. Le livre on le lit dans certaines conditions, il y a un attachement à l’objet.
JD-Un rapport un peu charnel ?
BV-C’est un peu ça, même si on essaie de se dégager du vieux monde matérialiste. C’est important d’avoir ne serait-ce qu’une couverture, ne serait-ce que l’idée de la bibliothèque. Je ne conçois pas que l’on puisse se passer d’avoir une bibliothèque chez soi. Ça me paraît absurde, il y a des gens qui n’ont pas de bibliothèque chez eux. Je ne sais pas comment ils font pour vivre. Ils te disent : « Oui mais bon, je voyage, j’ai tout dans mon macbook... ». Je pense que c’est bien d’avoir des espèces de briques, de construire des choses, de se forger un avis, une personnalité, un regard… Avec le livre il y a quelque chose d’intimiste tandis que le numérique concerne la diffusion. Il faut penser le projet en fonction de son support. »
Notes
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abréviation d’indépendant, connotant dans la pop culture un individu hors système. ↩