Annexe 1
Entretien avec Hervé Tullet Illustrateur et auteur de livres pour la jeunesse. Retranscription de l’échange mené en mail, le 16 novembre 2020.
Vous n’avez pas toujours été illustrateur, pouvez-vous me parler de votre parcours professionnel ? Qu'est-ce qui vous a inspiré pour écrire/ illustrer des livres pour enfants ? Je travaillais dans la publicité en tant que directeur artistique pendant plus de dix ans, puis j'ai senti que je n'étais pas au bon endroit pour vieillir. Je commençais à voir des ordinateurs arriver dans mon domaine et je n'en avais pas une bonne impression à ce moment-là. À l’arrivée de Léo, mon premier-né, j'ai quitté ce travail pour devenir illustrateur. Sans vraiment connaître ce secteur, j'ai décidé de faire un livre pour enfants. Ce domaine n'était pas aussi développé qu'aujourd'hui et dans une certaine mesure, comme beaucoup de créateurs à l'époque, je voulais proposer à mon fils quelque chose de différent à lire. J'ai essayé d'expérimenter dans de nombreux styles différents : peinture, affiche, presse, illustration culinaire, etc. Il est vite devenu évident qu'il y avait des possibilités de liberté et de jeux avec des livres pour enfants car il y avait encore beaucoup à explorer. D'un essai, c'est vraiment devenu une passion. Les multiples possibilités de créer différents styles pour exprimer ses idées, etc. Cela me permet de me sentir utile, en travaillant pour les enfants dans des écoles et des bibliothèques partout en France, et j'ai découvert que mon travail pouvait vraiment avoir un impact. Depuis, je me suis consacré presque exclusivement à la «littérature jeunesse».
Au début de votre carrière, vos albums étaient plus narratifs, puis ils ont évolué vers toujours plus d’interactivité avec les lecteurs, qu’est-ce qui a amené ce changement ? Mon premier livre, «Comment papa a rencontré maman» était d’une certaine façon, très narratif, oui. Mais il a tout de suite installé un dispositif de lecture basé sur la surprise et le jeu entre l’enfant et le lecteur. Très vite, le jeu a pris plus de place que la narration. C’est mon premier vrai succès. «Faut pas confondre» n’est pas un livre narratif. Rétrospectivement, j’ai l’impression de trouver dans ces premiers ouvrages, tous les codes que j’ai développés plus tard. L’évolution la plus importante s’est plutôt faite sur le terrain de l’illustration et de ses codes de l’époque, trop «jeunesse» qui ne me convenaient pas (trait cerné noir et dessin colorié, figuration). C'est en m’en affranchissant avec 5 Sens puis Blop et les Jeux que j’ai vraiment commencé à développer mon univers.
Vous travaillez beaucoup en contact avec vos lecteurs. Comment concevez-vous vos livres ? Où naissent vos livres ? Dans votre atelier ou consécutivement avec ces rencontres ? Je conçois bien mes livres comme des expériences : à lire, à vivre, à partager, à inventer. Je dis souvent que mes livres sont ouverts, pas finis, ils ont besoin du lecteur pour s’achever et donc j’ai besoin d’aller à sa rencontre pour les expérimenter, les voir vivre, grandir et voir leurs développements possibles : ceux que j’avais imaginé (mon livre OH! sur les sons utilisés pour le solfège) et d’autres (une comédie musicale autour d’Un Livre). Dans ce cadre, j’aime beaucoup les réseaux sociaux qui maintenant me permettent de découvrir outes ces expériences et de les partager. Mes échanges avec les lecteurs et la manière dont ils s’approprient mon travail et le réinterprètent m’inspirent forcément. Mais comme tant d’autres choses, etc. Je suis en permanence à la recherche de nouvelles idées. Au quotidien, dans l’art, la musique ou la danse, pendant les workshops que je dirige, etc. J’ai d’ailleurs écrit un livre sur le sujet: J’ai une idée. Une idée pour un livre mature parfois des années, mais dès que j’en saisis l’essence, je ressens une joie, une jubilation que j’ai besoin de partager très vite. Après ça, j’ai tendance à écrire le livre en quelques jours.
Pourquoi utilisez- vous peu de mots, voire aucun, dans vos livres ? Je m’intéresse aux langages, plus qu’à la langue. On peut raconter des histoires avec des taches, des sons des gestes, des mouvements, des regards, des lumières. Il y a tellement de choses qui se racontent sans mots. Les mots souvent sont là, dans les livres, discrets, pour les adultes, qui eux savent lire, pour les rendre complices et leur donner les règles du jeu. Le lecteur enfant, lui, comprend presque tout par l’image. Je me place dans la position du bébé qui possède, lui, tous les langages mais pas la langue et encore moins l’écrit. C’est à lui d’abord que j’ai envie de parler, c’est, j’espère, le bébé qui va me comprendre, c’est lui que j’imagine comme mon premier lecteur.Lorsqu’on découvre vos livres, ils semblent inviter à vivre une expérience, à faire des découvertes.
Pourquoi avez-vous fait ce choix de conception? Pourquoi l'interaction ludique est-elle si importante dans vos livres ? Il y a d'abord et inévitablement la surprise—le jeu de tourner la page, le jeu de l'idée surprenante qui crée un dialogue entre l'auteur et le lecteur, entre le lecteur et le livre, et surtout entre le lecteur adulte et l'enfant lecteur (qui ne sait pas encore lire et qui attend une histoire ou un jeu). J'essaye souvent de créer un jeu entre adulte et enfant tout au long de mes livres. Sur la manière de toucher les enfants, de leur offrir un outil de découverte, j’ai ma propre théorie, c’est une conviction. Voilà: un bébé est quelqu’un qui a vécu des choses extraordinaires, il n’a pas compris grand-chose, mais il a regardé, écouté et connu une multitude de sensations. La vie quotidienne d’un bébé est très intense et je pense vraiment que l’enfant et donc l’adulte issu de ce bébé est profondément connecté à toutes ces expériences. Les bébés peuvent accéder à un large éventail de sensations si on leur donne cette opportunité et c'est ce que j'essaye de faire dans mes livres car je les considère comme les premiers artistes. Dans un sens, j’essaie de les ouvrir à l’art et c’est peut-être pour cela que mes livres plaisent si fortement aux enfants. Ils ne traduisent pas en art, ils sont art. Dans les livres, je cherche très souvent à parler à ce bébé-là, tout en sensations, ouvert aux possibles, cet être dépourvu d’idées préconçues, indemne de toute stratégie, un être dans l’intuition du moment. Qu'espérez-vous que les enfants gagnent à lire votre livre? Quel est le rôle de l’adulte? Quand j'ai fini de concevoir un livre, une fois qu'il a été imprimé, je le considère comme inachevé. Le livre est complété par chacun le lisant à sa manière, le réinterprétant avec sa voix ou sur papier. Pour moi, le livre est toujours au milieu. Il y a un enfant et il y a un adulte et la lecture concerne les deux participants pour partager ensemble une expérience d'égalité. Mon rôle est de créer les possibilités pour eux d'interagir ensemble. C'est ainsi que je conçois mes livres. De plus, je considère mon livre comme «ouvert» car les lecteurs vont inventer le livre par leur propre lecture à travers la réinterprétation. Le rôle des adultes est de leur donner l'opportunité de le faire car jouer est aussi un moyen incroyable d'apprendre et de grandir. Les adultes jouent aussi un rôle énorme dans la façon dont ils lisent mon livre à leurs enfants. Plus que l'idée que vous pouvez raconter une histoire avec de simples lignes et points, je pense que ce que les gens tirent de mon livre est une expérience partagée.
Avez-vous conscience d’avoir participé à proposer une autre vision des albums jeunesse? Des livres qui laissent plus de place aux lecteurs et qui font appel à leur intelligence. J’ai conscience de me situer dans une lignée de pédagogues qui ont mis l’enfant et sa liberté au centre de leur approche et d’artistes qui ont fait des ponts vers l’enfant (Bruno Munari bien sûr, Enzo mari, Paul Cox, Samada Motonaga, ou Léo Lionni dont les papiers découpés pour Petit-Bleu et Petit-Jaune flirtent avec ceux de Matisse) J’ai eu dès le début, l’envie de sortir la littérature jeunesse de son cadre en me référant souvent à la même image mentale pour m’inspirer : celle d’un bébé regardant un mobile de Calder, sa fascination que je me figure faisant le pont entre l’art et l’intuition, la spontanéité qui est le propre d’un enfant. C’est pour cette raison que je me suis sentie à ma place quand des libraires, des enseignants ou des bibliothécaires m’ont appelé pour conduire des interventions, souvent dans des endroits défavorisés. J’ai conscience que ce sont souvent mes premiers lecteurs, plus que les jeunes parents qui ont d’autres choses à faire que de s’intéresser à la littérature jeunesse. La confiance qu’ils m’ont donnée, l’écho positif que j’avais de mon travail et de mes expérimentations dans les classes m’a donné l’envie de chercher encore plus loin. J’en suis très reconnaissant.
Vos livres donnent envie de créer à notre tour. Est-ce un but, en plus d’amuser vos lecteurs, de transmettre un élan créateur ? Je vois les lectures comme des interprétations des livres par le lecteur et celles-ci sont à chaque fois différentes. Comme les codes de mes livres sont assez simples (points, traits, taches, gribouillages), il est presque normal que des gens se soient amusés à réinterpréter ce vocabulaire graphiquement ou pédagogiquement. Ils sont en partie conçus dans ce but. En tant que spectateur, j’aime être inclus dans l’œuvre, pouvoir la toucher, me déplacer dans l’espace. Quand je vais voir un spectacle de danse, je suis heureux si le chorégraphe a prévu de nous faire monter sur scène. J’aime cet art qui intègre le visiteur, le public, le lecteur et c’est ce que j’essaye de faire dans mes livres, mes performances et maintenant avec L’Expo idéale. C’est un projet récent où j’invite tout le monde à créer une expo de moi mais sans moi, dans une galerie, dans un musée, à l’échelle d’un quartier ou d’une classe, voire même chez soi dans le salon ou dans une boite à chaussure. Durant le confinement, des centaines de véritables expos se sont créées avec mes techniques un peu partout dans le monde, chez les gens. Ça a vraiment résonné chez moi comme l’accomplissement de tout ce travail de longue haleine pour pousser les gens à faire de l’art.
Que recommandez-vous de lire, d'explorer et de partager ? Chacun de mes livres explore une nouvelle idée ou un nouvel aspect de mon travail, et ensemble les livres forment un tout, une sorte de logique qui a commencé avec mon premier titre Comment Papa a Rencontré Maman. Des livres d'idées, des livres d'activités, des jeux, des ateliers et maintenant des expositions idéales—ils parlent tous de la même chose, communiquant une envie de jouer, de s'approprier, de s'amuser et d'apprendre.
Annexe 2
Entretien avec Florence Michel-Fit-Baron, bibliothécaire à Portes-Lès-Valence Retranscription de l’entretien mené le 18 novembre 2020 en visioconférence.
Quand vous réalisez des animations du type bébés lecteurs, quel est l’objectif ? On a travaillé sur la question du bébé lecteur à la bibliothèque. En particulier à Portes-lès Valence, on a axé notre médiation autour du bébé lecteur. On a commencé par faire des travaux d’extension en 2013. Dans les choses qu’on voulait absolument, c'était un vrai espace pour les tout-petits, ce qui n’était pas le cas avant. On avait un secteur jeunesse avec un espace album, mais l’espace bébé n’était pas matérialisé. C’était donc une volonté de faire un coin qui leur est dédié et dans beaucoup de bibliothèques, ça marche très bien. Les jeunes parents sont extrêmement sensibles à la question du livre pour les bébés. Il y a bien sûr, cet axe avec les familles. Les parents peuvent venir avec leur bébé pour lire. Ils n'ont plus besoin de dire «non ce n’est pas grave, il ne sait pas lire». Mais ça arrive encore quand on inscrit par exemple une famille à la bibliothèque et qu’il y a un tout-petit (-de 2 ans). On demande si on lui fait une carte et on nous répond encore «Bah non, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse, il ne sait pas lire». C’est de plus en plus rare, mais bon, voilà, on insiste pour faire des cartes pour les bébés. Nos missions sont en direction des tout-petits, mais aussi des passeurs/des médiateurs. On peut travailler avec le personnel de la crèche, des assistantes maternelles pour les inciter à faire des lectures aux tout-petits. Il est acquis que plus on les nourrit de livres, plus c’est très bien pour leur développement, pour toutes les acquisitions comme le vocabulaire, être bercé par un récit. Et puis les émotions qu’on fait passer par le visage sont très importantes parce que le bébé fait un aller-retour avec celui qui est en train de lire. Tous ces livres sensibles dont vous faites l’étude dans votre mémoire avec ces nouvelles techniques, nouvelles matières, de transparence, de couleurs, etc. Ce genre de livre est, en revanche, plus compliqué à conseiller aux parents, car ils n'imaginent pas ce qu’on peut en faire, alors que les enfants les utilisent beaucoup en jouant par exemple avec la transparence: passer sa main derrière une feuille colorée, et découvrir sa main d’une autre couleur, l’amuse beaucoup. Alors que pour les parents, ce n’est plus une histoire qu’ils peuvent raconter à leurs enfants, car il n’y a pas de textes. Par exemple, il y a un prix des albums sur le territoire qui est porté par le relais des assistantes maternelles. Cette année, pour la première fois, elles ont demandé aux bibliothécaires de participer à la sélection. Nous avons milité pour que Fleurs d’Hervé Tullet soit inscrit dans la sélection, pour qu’il y ait aussi des livres à manipuler. En fait, ce sont des livres que les assistantes maternelles prêtent aux parents pour qu’ils votent en définitive. On trouvait ça intéressant de les pousser vers des choses qu'ils n’empruntaient pas spontanément.
Comment réalisez-vous les animations ? Avez-vous des objectifs, des outils particuliers ? Est-ce qu’il y a un espace ou même du mobilier dédié à cette animation? Je fonctionne beaucoup au coup de cœur. En général, j’essaie de faire un petit fil conducteur entre les albums. J’ai travaillé en collaboration avec quelqu’un qui avait une formation ACCES (Action contrôlée contre les exclusions et les ségrégations). Cette association a beaucoup œuvré avec des malles de livres, et eux sont pour la manipulation des livres par les tout-petits. Elle avait beaucoup travaillé sur les comptines et les chansons. Alors, quand je fais une séance aux bébés lecteurs en général, il y a un album, une comptine, une chanson, un jeu de doigts ou de marionnette. J’essaie d’entremêler tous les genres d’albums pour les bébés jusqu’à 1 an. Ils sont dans leur transat et c’est incroyable de les voir se manifester avec leurs pieds ou leurs bras. On s’adresse directement à eux avec le livre. L’objectif, toujours, est d’avoir un temps de bébé-lectures offert, et un temps de manipulation. Il s'agit de laisser les professionnels de la petite enfance prendre des livres pour les relire ou laisser le tout-petit tendre la main vers un livre à son animatrice habituelle pour qu’elle le lui relise. La répétition est très récurrente chez l’enfant d’où ce moment-là avec eux. C’est pour ça aussi que les petits rituels du début et de la fin sont très importants parce que ça leur donne un repère et un rythme. On utilise aussi beaucoup ces objets pour dynamiser une animation: • Les tapis lecture: ceux de l’association Nourse et la marque L’Ilot Livres-Nourse; ou ceux de Lisette Carpette qui proposent un thème où l’on cache plein d’histoires. • Des Raconte tapis qui racontent une histoire. • Des Kamishibaï, des petits théâtres de papier. Y a-t-il des événements de ce type pour les enfants de 2 à 5 ans, où ils utilisent des livres à expérience sans texte? À la bibliothèque, on fait des lectures une fois par mois, pour les enfants de moins de 6 ans. Bon, c’est un peu large, on devrait faire de 0-3 ans et 3-6 ans, mais on manque de temps. Donc pour l’instant, on s’organise comme cela. On pense vraiment ce moment pour les plus jeunes, ça dure une demi-heure. Et c’est vrai que dans nos choix de lecture, ce sont vraiment des lectures théâtralisées. On peut être à plusieurs, on utilise des petits instruments, on essaye de choisir des albums à chaque fois différents pour ouvrir les champs littéraires. Les livres à expérience marchent très bien pour n’importe quel âge. Ils ne véhiculent pas la même chose selon l’âge. Les pop-ups par exemple, marchent très bien pour les enfants plus âgés. On fait des séances avec des livres d’artistes. En revanche, comme ce sont des livres précieux et fragiles, on travaille avec des gants. Pour le coup, ils adorent ça. À partir du moment qu’on leur explique que ces livres sont fragiles, avec du beau papier, et qu'il faut les manipuler avec précaution, ils adorent. En revanche, les livres comme celui de Bruno Munari ou Little eyes de Katsumi Komagata, on ne les met pas en circulation car ils sont trop fragiles, on les utilise uniquement dans un cadre pour les animations. Certains Komagata, on les met dans une boite d’albums identifiés comme fragiles. Il y a aussi les pop-ups d’Annette Tamarkin, on essaye de les mettre dans les bacs même s’ils ont une durée de vie très courte. Les livres d’Hervé Tullet, on les prête tous, ils sont plus résistants grâce à la conception qui, je pense, est prévue pour ça.
Est-ce que vous auriez des exemples de ce type d’événement où vous faites découvrir des albums hors normes comme, par exemple, les livres d’Hervé Tullet ou de Bruno Munari qui ont fait réagir les enfants ? Qu’est-ce que la lecture et la manipulation a produit chez l’enfant ? Les pré-livres de Bruno Munari, je les ai beaucoup utilisés avec des enfants de +3 ans. Et ces livres sont très fragiles. Effet de surprise, explorations de la matière et ce qu'ils ressentent. Par exemple le petit bouton qu’il y a l’intérieur rappelle aussi leur apprentissage au même moment de s’habiller. Ils cherchent la surprise ou la nouvelle chose à découvrir. Ça ne met pas en jeu que l’aspect. J’écoute un texte, c’est aussi mettre mon corps en jeu. Je rampe, je touche, je regarde. Ils deviennent une partie du livre, ils sont un prolongement du livre pour le toucher. Que retrouve-t-on dans les rayons la littérature jeunesses pour les tout-petits à la bibliothèque? Dans nos collections pour les bébés, on trouve: • des livres de différentes matières : papier, carton (plus ou moins épais), quelquefois tissu et plastique • des livres non narratifs : abécédaires, chiffriers, imagiers • des livres d’histoires relativement courtes, au texte et à la structure narrative simple: des albums sans texte • des documentaires, traitant très souvent des animaux • des revues pour les moins de 6 ans (ex: Picoti, Toupie, Wakou) • des livres de comptines, de chansons • des livres audio (de comptines et chansons) • des CDs (de berceuses, comptines, ou simplement musicaux)
Annexe 3
Entretien avec Virginie Brun, professeure des écoles, à l’école Saint Apollinaire, Valence Retranscription de l’entretien mené le 9 décembre 2020 en visioconférence. Dans quel contexte utilisez-vous les albums jeunesses en classes ? Je m’occupe des petites et des moyennes sections, c’est-à-dire des enfants qui ont 3 et 5 ans. À cet âge-là, pour l’instant, ils ne savent pas lire, mais on leur lit des albums pour leur inculquer le plaisir de lire parce qu’on se rend compte de l’inégalité entre les familles. Certaines familles leur lisent une histoire tous les soirs et donc connaissent ce qu’est un livre, apprennent à écouter, à apprendre être calmes et attentifs. Et dans d’autres familles, malheureusement, il n’y pas forcément cette culture du livre. Et c’est notre travail à l’école d’emmener ces notions qui sont importantes. Pour ces parents qui découvrent avec leurs enfants les albums ramenés de l’école, ils sont surpris de l’engouement des enfants pour les livres et me disent régulièrement: «Jusque-là, c’était nous qui lisions des histoires à nos enfants, mais eux n’étaient pas dans la démarche de prendre un livre». Et on remarque, à la fin de l’année, que les enfants qui sont les moins habitués à l’objet livre, prennent finalement plaisir à lire des livres. Néanmoins, on voit qu’au début de leur apprentissage, les livres à la bibliothèque sont tous par terre. Alors, il faut prendre le temps d’expliquer qu’un livre, c’est fragile, qu’il faut en prendre soin, qu’on doit être assis, qu’on le pose sur nos genoux, et puis si on en voit un par terre, il faut le ramasser et le ranger. C’est un travail d’apprendre à vivre ensemble. C’est une notion importante à la maternelle. Et le livre est un super outil pour inculquer ces valeurs-là.
Y a-t-il un endroit spécifique où les enfants peuvent lire? Lorsque vous lisez une histoire, êtes-vous dans la classe ou ailleurs ? Il n'y a pas de bibliothèques à proprement parlé à l’école. En revanche, dans chaque classe, on a une petite bibliothèque où les enfants peuvent prendre certains livres. Il y a des petits coussins, des tapis, des fauteuils, etc. Mais si, par exemple, un enfant prend un livre et va s’installer à son bureau pendant que d’autres font une toute autre activité, je le laisse faire. Je ne cloisonne pas les espaces. Je leur rappelle juste qu'il faut prendre soin des livres. J’essaie tout au long de l’année que le livre soit très accessible, tout en étant respectueux avec les livres. La bibliothèque est constituée de deux catégories de livres. Il y a des livres en libre-service qu'ils peuvent donc lire dans les temps libres. Régulièrement, la sélection de livres change en fonction des thèmes abordés en classe et des saisons. Et il y a ceux qu’on va leur raconter en classe. Puis une fois lu tous ensemble, les enfants peuvent le regarder de nouveau, mais cette fois-ci en autonomie. On a aussi le coin regroupement où il y a un tapis et où on peut être tous ensemble et raconter des histoires. Ils savent comment ils doivent s’installer, ils ont appris à rester assis, en tailleur et à l’écoute pendant la lecture.
Quels sont les objectifs de ce genre de lecture, sachant qu’à cet âge, ils ne savent pas lire? Est-ce que c’est un support d’apprentissage? Au fil des semaines passées, on apprend à prendre plaisir, à regarder un livre. Ils me disent souvent «je lis mon livre», alors, qu'en effet à cet âge-là, pour l’instant au niveau de la lecture, on n’y est pas du tout. On n’apprend pas la technique de la lecture. Par contre, on va travailler sur les rimes, les phonologies avec des comptines, des poésies, les prénoms. On cherche les sons, et un son, c’est une lettre. Une lettre peut s’écrire différemment: capitale, minuscule, scripte. C'est donc un processus de découverte à la fois du livre et des lettres, du graphique et des phonèmes, pour qu’ensuite, en grande section on puisse apprendre à décoder les lettres. Par exemple: la lettre B chante le «Beuh». Ainsi, on fait de la syllabique, les lettres B+A ça fait «Ba». Ces trois années de maternelle avant le CP sont importantes pour mettre en place toutes ces notions et pour que l’enfant en CP rentre vraiment dans l’apprentissage de la lecture.
Comment faites-vous une sélection devant la multitude d’albums qui existent ? Sur quels albums vous appuyez-vous et pour quels besoins ? Comment procédez-vous pour montrer ces livres ? J’ai une passion pour les livres, alors il y en a plein dans la classe. Je les choisis plutôt au feeling et par rapport aux notions qu’ils peuvent apporter aux enfants. Je leur montre le plus possible de supports différents pour qu’ils se rendent compte de la diversité qu’offrent les albums. Parfois, il n'y a que les images, parfois ils ne voient que les images et nous on leur raconte une histoire. Mais eux ne voient pas les lettres, etc. J’ai deux techniques pour leur raconter les histoires: je prends le livre face à moi, je raconte la page et ensuite je tourne et je leur montre l’illustration. Ou je me mets sur le côté et en même temps que je raconte l’histoire, ils regardent les images. C’est important de montrer la dissociation: il y a un texte et des lettres, il y a une image, pour montrer que ces deux éléments là racontent une histoire. Et il est important de le souligner, mais il y a bien autre chose que les images et le texte dans les albums. Les enfants sont captivés par tous les systèmes que peut contenir un album. On a beau avoir des magnifiques albums avec des superbes illustrations, du moment qu’il y a un autre petit quelque chose comme les pop-ups –lorsqu’on les ouvre, c’est majestueux–, alors je n’ai même pas besoin de leur raconter une histoire, ils sont surpris dès le déploiement du pop-up. Ce système permet à la fois de formaliser certains mots de vocabulaire car ils vont pouvoir encore plus facilement les imager, et aussi peut être les aider à visualiser certaines problématiques. Par exemple, cette semaine, je leur lisais une histoire du Père Noël, celui qui n’avait pas de cheminée. Comment le Père Noël fait-il pour déposer les cadeaux sans passer par la cheminée? Alors, les lutins ont créé une cheminée magique. Avec ce pop-up, ils ont pu voir cette magnifique cheminée qui se déploie sur une double page. J’aime aussi beaucoup les livres où il y a des volets, des tirettes ou des rabats. On va s’en servir pour découvrir quelque chose. Par exemple, dans un album, il y a une petite souris se baladait dans la neige. À un moment donné, la petite souris est cachée. Alors, on la cherche partout. C’est une certaine curiosité pour eux. Il y a un jeu de cache-cache: elle est dessous et elle est dessus et ainsi, on développe des apprentissages sur des notions spatiales par exemple. On le voit avec le jeu de cache-cache, au début l’enfant met juste ses mains devant ses yeux. Pour lui, on ne le voit plus. Puis, plus tard quand il comprend ces notions, dans la cour de récré, on peut le voir qui cherche vraiment à se cacher derrière quelque chose. Il y a aussi le travail de mémoire avec le jeu du Memory où l’on retourne les images pour ensuite retrouver les paires. Et pour revenir au livre sur la petite souris que je leur ai lu, une fois qu’il était en libre accès, ils le lisaient entre eux. Ils sont directement allés chercher la petite souris, ils ne cherchaient plus, ils savaient où elle était cachée. Grâce aux albums, on peut aussi travailler sur la notion des cinq sens. On va beaucoup travailler avec les couleurs et les albums d’Hervé Tullet pour mimer des actions : avec mon doigt je touche et ça va grossir ou inversement. Apprendre à découvrir nos cinq sens, cela veut dire: «oui je vois des choses, mais je vois différents rouges. C’est rouge mais pourquoi est-ce que ce rouge-là, je le trouve plus beau que l’autre ? Et ainsi de suite.» C’est important pour eux qu’ils arrivent à mettre des mots, des sentiments sur ce qu’ils voient, touchent, etc. Ensuite on peut jouer avec le toucher en mettant différents tissus de couleur rouge pour apprendre les différentes matières par exemple. Il y a aussi les livres à toucher qui leur permettent aussi de verbaliser leurs sensations, et d’apporter encore une fois un vocabulaire riche. On expérimente plein de sensations. C’est vrai que pour certains, il est très difficile d’exprimer et de voir plus que la couleur rouge, ils n'arrivent pas à pousser un peu plus loin. D’autres arrivent vraiment à expliquer leurs émotions. Le livre La couleur des émotions, est très riche pour leur expliquer ces notions. Il y a un attrait à chaque fois pour les livres à système car il y a aussi cette idée de geste: je tire ça, ça produit ça. Il y a les yeux, il y a les oreilles, mais les mains servent a quelque chose en plus de tourner les pages, elles peuvent amener à faire quelque chose d’autre dans l’histoire.
Lors d’un entretien avec une bibliothécaire, elle m’a dit qu’il était difficile de conseiller un livre sans texte aux parents pour leurs enfants, notamment car ça les mettait en difficulté et ils ne voyaient pas à quoi ça sert. Qu’en pensez-vous ? Le support écrit pour nous adultes, c’est la facilité. On a juste à lire alors que s’il n'y a que des images, il faut faire marcher l’imaginaire, il faut arriver à créer une narration autour de ces images et ce n’est pas toujours évident. Pour nous en classe, ce n’est pas non plus toujours évident, car chacun peut avoir sa propre histoire, sa propre imagination. En revanche, avec la série des «Oralbums» de l’éditeur Retz, par exemple, il n'y a uniquement que des images. Mais ce sont des histoires connues comme Le Petit chaperon rouge, on connait le fil directeur. On peut alors leur donner. Mais finalement, ils pourraient raconter une tout autre histoire et cela marcherait aussi, il n’y a pas de bonne et de mauvaise réponse. Et je pense qu’en tant que parents c’est plus difficile.
Certains livres comme les livres d’artiste de Bruno Munari ou Komagata sont fragiles, utilisez-vous ces livres-là? Comment gérer vous les livres qui sont plus fragiles que d’autres ? Les livres les plus fragiles, c’est nous adultes qui leur lisons l’histoire et il n’est pas en libre accès dans la bibliothèque de la classe. Par exemple, le livre pop-up du Père Noël dont je vous parlais précédemment, j'ai expliqué aux enfants, qu’il était très fragile et qu’on ne pouvait le mettre dans la bibliothèque. Ils le comprennent facilement. Par contre, s’ils veulent le relire, alors on prend le temps tous ensemble de le lire une nouvelle fois. Cependant des vieux livres pop-up, ou d’autres livres à systèmes déjà abimés par le temps, ceux-là je leur laisse les manipuler, et ils apprennent aussi à prendre soin. Il y a-t-il des animations spécifiques autour de l’album? On va régulièrement à la bibliothèque de Valence, ou d’autres lieux en lien avec la culture à Valence. Par exemple, on a collaboré avec la bibliothèque pour proposer aux enfants un atelier de Kamishibaï. C’est aussi une autre forme de lecture, théâtralisée, très aimée des enfants. En classe, on applique la méthode «Narramus», elle permet d’apprendre à comprendre et à raconter des histoires. On part d’un album et on séquence page après page la lecture des images puis du texte. Ensuite, les enfants commentent et imaginent une histoire avec ce qu’il voit. Puis on la met en scène avec par exemples un tapis d’histoire, des marionnettes ou des mimes. Ils vont s’entrainer à raconter de façon théâtrale leur histoire en autonomie. Ils prennent beaucoup de plaisir à jouer les scènes avec leurs accessoires. Le fait qu’ils s’impliquent, qu’ils se mettent dans la peau du personnage les aident dans la compréhension de l’histoire, la compréhension du vocabulaire. Il y a des apports littéraires qui se font indirectement parce qu'ils utilisent le passé simple par exemple. Les familles apprécient vraiment. Ce sont des choses qu’on fait en classe mais les enfants repartent avec la maquette et ils le racontent avec leur propre réalisation.